Texte RP
An 807, début novembre
Steppes d'Akkan
Le Grand Ciel était gris ce jour-là. Envolé son bleu infini, les rayons du Soleil peinaient à percer les tristes nuages. Il neigeait sans doute dans les hauteurs, à des lieues d’ici. Les nomades des steppes le sentaient : les températures étaient trop fraîches en cette saison et l’on redoutait la venue d'un hiver trop rude.
Non loin d'un petit campement d'éleveurs de chevaux -mais assez loin quand même pour profiter de la tranquillité des plaines- se trouvait une yourte solitaire. Des moutons paissaient autour et fouillaient sous la couche de givre à la recherche de quelques grains d'herbes pour se nourrir. Un étendard flottait au-dessus d'eux, bleu, orné d'un loup d'argent.
En arrivant à proximité de la yourte blanche, la cavalière stoppa sa monture et posa un pied à terre. Elle se dégourdit les jambes en faisant quelques pas, puis elle ferma les yeux pour savourer un instant la caresse du vent sur son visage.
Enfin, Ayanga était rentrée à la maison.
Elle conduisit son cheval vers l'écurie improvisée et noua sa bride à la barrière. Elle remarqua alors que l'étalon isabelle de son père n'était pas là. L'homme devait être à la chasse, il fallait bien ça pour se nourrir, et il ramènerait sans doute un lièvre pour le dîner. Ayanga connaissait les habitudes de son paternel par cœur, elle avait donc encore un peu de temps avant qu'il ne rentre.
Elle récupéra un seau de grain qu'elle offrit à Étoile et vérifia qu'il ne manquait pas d'eau, avant de faire le tour du propriétaire. Ils avaient beau monter et remonter leur campement chaque hiver, l'endroit n'avait pas changé. Jochi installait toujours sa tente à l’écart de la civilisation, tournée vers le sud, pour qu'elle soit chauffée par le soleil. Un peu plus à l'est, il montait l'abri pour les chevaux et les moutons, et de l'autre côté, sa réserve de bois et ses outils. La jeune femme n'avait pas besoin de vérifier l'intérieur de la yourte pour savoir comment son père avait agencé les quelques meubles : c’était toujours la même chose. Son père était un sentimental, et un nostalgique. Il tâchait de s'enfermer dans le passé et s'appliquait tant à la tache que lorsqu'elle revenait ici, Ayanga retournait vingt ans arrière.
Quelle étrange sensation, entre rêve et réalité. Aussi douloureuse que rassurante.
Elle s'éloigna de la yourte et longea l'enclos des moutons. Elle fut attristée de constater que leur nombre avait drastiquement diminué depuis sa dernière visite. Entre les prédateurs et le froid, les ennemis étaient nombreux, il faudrait encore prier le Ciel pour obtenir sa clémence. Sans doute avaient-ils contrarié le Ciel, sans doute avaient-ils fait quelque chose de mal. Mais quoi ? Le Ciel grondait, pleuvait et foudroyait, mais jamais il ne donnait de réponses. Elle secoua la tête, déjà fatiguée des caprices de cette divinité trop colérique, et se détourna.
Sous ses bottes craquait l'herbe gelée. Elle arrangea son col de fourrure autour de son cou pour ne pas attraper froid. A une centaine de mètres de là, le vieil arbre tenait toujours debout, seul au milieu de la vaste plaine. L'hiver naissant avait dénudé ses branches et il ne restait plus que quelques foulards bleus volant au gré du vent.
Ayanga posa un genou à terre et s'installa face à l'arbre.
« Bonjour Maman. »Elle eut un sourire alors qu'elle se penchait vers le tas de pierres. Comme à chaque fois, elle replaça quelques galets dans le monticule disposé entre les racines. Elle avait trop souvent vu son père faire et avait, par mimétisme, copié ses habitudes.
Chose faite, elle s'autorisa un soupir.
« Je ne suis pas encore assez forte pour défier mon oncle. » Ce triste constat minait le moral de la jeune femme, plus qu'elle n'osait le montrer. Elle ne confiait ses craintes qu'à sa mère, préférant se montrer forte et heureuse devant son père. Il agissait de manière semblable avec elle et, au final, ils se soutenaient l'un l'autre en cultivant joie et bonne humeur dans leur petite famille. Sarnai avait toujours été la confidente. Et même partie, elle le restait.
« Je m'entraîne pourtant tous les jours, je voyage dans tout l'Empire ! Mais je ne sais pas, ce n'est pas le bon moment... » Ayanga eut une moue navrée.
« Je crois que le Ciel n'est pas d'accord. »Et l’avis du Ciel était plus important que tout le reste.
Le vent siffla près d'elle, agitant les branches de l'arbre. Elle soupira encore.
Comment pouvait elle faire honneur à son père et à son nom si elle était incapable de retrouver le titre qui leur revenait de droit ?
Elle ne haïssait pas son oncle, mais elle trouvait injuste que son père ait dû lui céder sa place. Jochi était l'aîné de la fratrie TianLang, l'héritier, cela n’avait pas de sens.
J'ai fait ça par amour, qu'il disait,
j'ai fait ça pour ta mère. Mais elle ne le comprenait pas. S'il avait prit la tête du clan, il aurait pu offrir la belle vie à son épouse et ils n'auraient pas été obligé de se tuer à la tâche comme les éleveurs qu'ils protègent. Pire encore ! S'il n'avait pas abandonné le Yihel, peut-être qu'ils seraient encore tous les trois !
Ayanga serra les dents, les poings tremblants. Elle fixait le tas de pierre sans rien dire et il lui semblait que le silence lui donnait une réponse qu’elle seule pouvait entendre.
Non, elle ne devait pas penser ainsi. Le Yih avait déjà bien assez puni son père…
« C’est injuste… »Dans son dos, l'herbe craqua. Un homme approchait.
Elle jeta un coup d'œil par-dessus son épaule, mais avait-elle besoin de vérifier ? Elle connaissait cette silhouette par cœur et rien qu'en devinant sa présence, elle retrouva le sourire. L’homme avançait d'un pas tranquille, son dos ployait sous le poids des années et du dur labeur. Il cachait sous une chapka de fourrure ses cheveux grisonnant et le reste de son visage dans la fourrure de sa cape. Seuls étaient visibles ses yeux clairs, brillant de joie à la vue de la jeune femme.
Il prit place aux côtés d'Ayanga et salua l'autel d'un signe de la tête. Ils restèrent côte à côte, sans un mot, et Jochi céda le premier.
« Tu es revenue plus tôt, cette année.
— Peut-être que tu me manquais. »Elle offrit un sourire complice à l'homme, mêlé d'un rire espiègle. Sa bonne humeur était contagieuse et il ne put s'empêcher de sourire à son tour. Il écarta les bras, l'invitant à venir près de lui, et père et fille s'étreignirent.
Elle resta un instant blottie dans la chaleur de ses bras. Il sentait bon la terre, le feu de bois et l'encens, cette odeur si familière la rassurait. Avoir son père à ses côtés chassait toutes ses craintes et lui redonnait courage.
Il déposa un baiser sur son front et la lâcha. Ses mains sur ses épaules, il inspecta sa fille de bas en haut. La laisser partir vadrouiller aux quatre coins du pays était une trop grande source d’inquiétude, il devait vérifier que tout allait bien : pas de blessure, pas de manque de nourriture ou de sommeil.
A la détailler ainsi, il devait bien reconnaître que la petite Ayanga avait bien grandi. Trop vite, peut-être. Les épreuves de la Vie et du Yih l'avaient poussé hors de l'enfance et lui avaient refilé toutes ces responsabilités que Jochi voulait lui éviter. La Yiheliste n'en était que plus fière, déterminée à être une guerrière et une cheffe de clan exemplaire. Chose paradoxale, d'ailleurs, puisqu'elle conservait cette naïveté et cette candeur propre aux enfants.
« Tu as fais bon voyage ?
— Oh oui ! s'écria-t-elle dans un rire.
J'ai plein de choses à te raconter ! »Elle le vit pousser sur ses cuisses pour se redresser et, l'entendant pester de douleur, elle se releva à son tour pour aider son vieux père. Elle glissa sa main dans la sienne, abîmée mais chaleureuse, et il l'invita à avancer.
« Alors rentrons. J'ai fait du thé. »Elle acquiesça. Père et fille s'éloignèrent de l'arbre, longèrent la barrière, rentrèrent à la maison. Pendant des heures, ils discuteraient. Ayanga étant la plus bavarde des deux, son père l'écouterait avec tendresse et lui poserait quelques questions pour ponctuer ses interminables aventures. Ils en oublieraient d'aller dormir, se lèveraient trop tard pour aller travailler demain. Mais cela n'avait pas d'importance.
Ayanga ne voulait pas y penser, mais bientôt, il lui faudrait repartir.
Partir tôt pour plus vite revenir.